Plaintes et doléances des habitants de Grosmagny
Plaintes et doléances des habitants de Grosmagny
Conformément à la convocation du roi portant sur la préparation des Etats-généraux, la province d’Alsace (dont dépend le village de Grosmagny) réunie à la France après 1648, s’engage dans la rédaction des cahiers de doléances à partir du 7 février 1789. Cet extrait concerne celui du Tiers-Etat. Il n’est pas daté précisément mais est antérieur au 28 mars, jour qui marque le début de l’assemblée du baillage de Belfort-Huningue dont la mission fut de centraliser toutes les doléances de ses habitants. 47 signataires exposent leurs remontrances tout au long de ses 16 pages et en 26 revendications précises. La plupart, portant sur la suppression des taxes et droits seigneuriaux, sur l’égalité devant l’impôt et le vote par tête, sont communes à celles du royaume. Certaines concernent des particularismes locaux, sur la dîme de pomme de terre, l’usage des forêts, l’exploitation des mines, le commerce du fer ainsi que sur les abus du système judiciaire. La dernière supplique, anecdotique, reflète les préoccupations des villageois quant à leur survie quotidienne liée aux cultures et à leur confiance en un roi représentant de Dieu sur terre : « que pendant trois quart de saison les neiges couvrent la surface de la terre » : la neige gelée protégeant les semis d’automne.
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Grosmagny est un village des collines sous-vosgiennes, situé dans le Val de Rosemont, dans le sud de la province d’Alsace ; les ducs de Mazarin en sont les seigneurs depuis 1659, date de la donation de Louis XIVNé en 1638, il devient vraiment roi de France en 1661. Il meurt en 1715. Il est surnommé le Roi Soleil. More au Cardinal. Les activités de la population locale sont étroitement liées à l’élevage et au travail de la mine (mines de fer et de plomb argentifère) ; l’exploitation de la forêt, dans un paysage constitué de collines boisées, présente un double enjeu : autant pour son usage traditionnel que pour le fonctionnement des « fourneaux » dont dépend la fabrication des métaux. De nombreux litiges opposent la population aux ducs de Mazarin depuis la tentative de rédaction des terriers dans le Val de Rosemont en 1741-1742 ; en effet, les villageois ont refusé de se soumettre à la convocation du bailli, François Noblat, représentant l’autorité seigneuriale, dont le but était de rétablir et garantir les droits seigneuriaux des descendants du Cardinal. De lourdes amendes frappent tous ceux qui ne se conforment pas aux droits d’usage dans les bois seigneuriaux y compris pour le ramassage de feuilles et de glands. Les paysans s’opposent également au contrôle de l’eau des rivières par le seigneur, ressource utilisée pour le fonctionnement des usines ; son usage pour l’agriculture leur en étant limité. Le fer produit dans la région, majoritairement exporté vers la Suisse et l’Allemagne, est un autre point de contestation ; par conséquent, pour un usage local, les artisans ont sans doute dû faire appel à d’autres régions pour s’en procurer, à un coût plus élevé. La vénalité des charges judiciaires apparait comme une inquiétude majeure dans ce cahier de doléances. L’acquisition des offices se faisant à des sommes excessives, les officiers de justice n’hésitaient pas à majorer le prix des amendes pour en tirer le plus grand parti. Les habitants du baillage réclament par conséquent une réforme judiciaire afin de limiter ces abus, ainsi que la création de deux tribunaux en Basse-Alsace, dont l’un à Belfort.
Ce cahier, influencé par les cahiers modèles alors à disposition, reflète tout particulièrement les conflits qui ont opposé cette communauté à ses seigneurs au cours de plusieurs décennies, quant à l’usage de ressources essentielles (bois et eau) ainsi que son profond désir d’une justice plus équitable.
Sandrine Bozzoli, professeure d’histoire-géographie.
Contexte
La France à la fin des années 1780 est un pays où plus de trois habitants sur quatre vivent à la campagne. Le pays se trouve dans une triple situation de crise. La crise est tout d'abord économique : les mauvaises récoltes provoquent la hausse du prix de la farine et du pain. Le pays est alors touché par la disette. Ces crises de subsistance affolent les populations. Au printemps 1789, l'agitation populaire est vive dans les campagnes et dans les villes.
La crise est également sociale : les difficultés économiques déstabilisent une société d'ordres déjà en crise. La paysannerie, dont les revenus s'effondrent du fait des mauvaises récoltes, est plus que jamais incapable de répondre aux exigences seigneuriales et royales. Payer des droits et redevances aux seigneurs, la dîme à l’Église ou des impôts royaux devient insupportable.
La crise est enfin politique. La monarchie française a toujours connu un important déficit budgétaire, mais ses difficultés s'accroissent à cette époque. En 1788, l'État est proche de la banqueroute : plus de la moitié de ses revenus est absorbée par le remboursement de la dette. La monarchie absolue est en crise et de plus en plus contestée.
Seule une réforme fiscale radicale passant par la remise en cause des privilèges pourrait sortir le pays de la crise financière. Mais les contrôleurs généraux des finances qui tentent de mettre en place un impôt unique payé par tous se heurtent à l'opposition de la noblesse et des parlements. Toutes les tentatives de réformes échouent. Dans l'espoir de mettre fin à la crise, le roi Louis XVI accepte de convoquer les états généraux afin d’obtenir la création de nouveaux impôts. Pour préparer cette consultation, il demande à ses sujets de lui faire connaître leur état d’esprit et leurs revendications : près de 60 000 cahiers de doléances sont rédigés au printemps 1789 et envoyés à la Cour. Il s'agit d'un éclairage exceptionnel sur l'état de l'opinion publique à la fin des années 1780. Le roi a ouvert là un espace de liberté dans lequel les Français s'engouffrent.
Complément(s)
Autre(s) ressource(s)
Délibération de l’ordre de la noblesse du 28 mars 1789
ADTB, 54 E-dépôt AA3
En complément des cahiers de doléances de la noblesse, une délibération portant sur l’égalité devant l’impôt est rédigée le 28 mars 1789. La noblesse est divisée : certains sont prêts à renoncer immédiatement à leurs privilèges fiscaux ; d’autres ne peuvent y consentir. En introduction, la noblesse regrette d’avoir été injustement critiquée par les deux autres ordres ; elle utilise deux fois le terme « sacrifice » pour évoquer son renoncement aux privilèges fiscaux.